Mariage et prostitution : comme un coup de tonnerre dans un ciel serein

• Les clients de la prostitution évoquent les mêmes craintes de contamination que les autres hommes hétérosexuels qui nous appellent.

Les hommes hétérosexuels qui contactent Sida Info Service pensent avoir « pris un risque ». Parfois leur santé est effectivement en jeu, par exemple s’il y a eu un rapport sexuel sans protection ou une rupture de préservatif. Parfois aussi l’idée d’avoir « pris un risque » est imaginaire, elle leur permet de dire quelque chose de leur désarroi suite à certaines expériences sexuelles. En effet, avoir des rapports sexuels n’est pas forcément anodin :

« C’est un véritable traumatisme » explique un appelant.
Précisons que les appels de ces hommes ayant recours à la prostitution féminine présentent un certain biais car seuls des hommes inquiets nous contactent. « Je vous a déjà appelé la semaine dernière et vous m’avez rassuré en me disant que je n’avais pris aucun risque. Mais j’ai mal à la gorge, c’est apparu le lendemain de ce rapport, est-ce que ça peut être lié, est-ce que j’ai attrapé quelque chose ? » (Homme, 31 ans).

Il s’agit généralement d’une rencontre ponctuelle ou d’une première rencontre avec une prostituée : « J’ai toujours eu envie, été curieux d’aller voir une prostituée » (Homme, 31 ans). Enfin, nombre d’appelants expliquent qu’ils n’ont personne dans leur entourage à qui parler. Ils peuvent être retenus par des sentiments de honte et de culpabilité ou par la crainte d’une révélation de leur infidélité à leur compagne : « Ça me fait du bien de vous en parler parce que je n’ai pu en parler à personne, ni à ma famille ni à mes amis, j’ai peur du jugement qu’ils auraient, j’ai peur de les décevoir, j’ai l’impression d’avoir tout gâché. » (Homme, 23 ans)

• L’homme qui n’a connu qu’une seule femme

Parmi les clients de la prostitution qui nous appellent, la majorité s’inquiète des risques de contamination. Beaucoup, s’ils sont en couple, éprouvent un fort sentiment de culpabilité envers leurs partenaires. Un certain nombre d’hommes mariés disent avoir eu recours à la prostitution parce qu’ils n’ont « connu qu’une seule femme ». Le discours de ces hommes va à rebours des idéaux actuels de liberté sexuelle et de multiplication des partenaires. Il est également en contradiction avec l’idée d’une morale sexuelle différente pour les hommes et pour les femmes. En effet ils valorisent, y compris pour eux-mêmes, la virginité au mariage et/ou le fait de n’avoir pour la vie qu’une seule partenaire.

« Je n’avais jamais touché une autre femme » explique cet homme trentenaire qui vit avec sa femme et leur jeune enfant. Mariés il y a 3 ans, ils étaient vierges tous les deux. « On s’est connu à 20 ans, pendant les études (…) Dans ma religion, c’est important d’être vierge au mariage ». La religion est le motif le plus généralement invoqué par ces hommes pour expliquer le fait qu’ils n’ont eu qu’une seule relation amoureuse, qu’une seule partenaire sexuelle, leur épouse actuelle.

Cependant la motivation religieuse n’est pas toujours présente et parfois une rencontre amoureuse précoce débouche sur une relation durable : « Je suis très jeune, je n’ai que 23 ans et je suis avec elle depuis le collège ».

Ces appelants se présentent comme particulièrement engagés dans leur couple. Ils sont unis par le mariage, par la vie quotidienne partagée, l’achat d’un appartement, l’arrivée d’un premier enfant, etc.

Dans ce contexte, certains appelants ressentent une insatisfaction : « Y’avait cette frustration de regarder les filles dehors. Et puis les collègues, les copains qui couchent avec des filles tous les soirs, enfin tous les soirs j’exagère mais bon… » (Homme, 25 ans). Cependant, pour d’autres, le passage à l’acte sonne comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.

• Aller voir une prostituée, une « pulsion », un acte « automatique » ?

Certains appelants, qui craignent une contamination par le VIH ou une IST, décrivent l’acte sexuel avec la prostituée d’une manière factuelle. La scène est scrutée, décortiquée, mais il subsiste souvent quelques zones d’ombre, un espace pour le doute et son cortège d’inquiétudes. L’acte semble souvent mécanique et déserté par le désir et la jouissance.
Le passage à l’acte est décrit sur le même mode mécanique, comme si, à ce moment-là, ces hommes n’existaient plus en tant que sujets :

L’un dit « J’y suis allé, je ne sais même pas pourquoi, mon cerveau était en mode automatique, je ne sais pas ce qui m’a pris » (Homme, 26 ans). Un autre a eu « une pulsion » en passant devant la vitrine d’un établissement de prostitution en Belgique : « J’en avais même pas envie, juste je l’ai fait, c’était comme si c’était pas moi. Toucher cette fille, c’était pas moi » (Homme, 32 ans).

Ces propos soulignent combien la sexualité peut parfois faire effraction, au point d’éclipser le sujet.
Cependant l’image d’une « pulsion » ou d’un « automatisme », souvent attachée à la sexualité masculine, ne doit pas être prise au pied de la lettre. En effet le fantasme d’aller voir une prostituée est souvent présent de longue date. De plus, l’acte ne survient pas n’importe quand ni dans n’importe quel contexte. Il survient souvent en écho à un événement important de la vie personnelle (entrée dans la vie active, mariage, naissance, etc.). S’y ajoutent des signes discrets de la mésentente conjugale (manque de temps, disputes, baisse du désir de la partenaire, déception, absence de dialogue, etc.) :

« Je n’ai jamais eu qu’une seule partenaire, ma compagne. Je voulais voir comment c’était avec quelqu’un d’autre. Et puis il y a de l’éloignement avec ma compagne ces derniers temps. Et j’ai toujours eu envie, été curieux, d’aller voir une prostituée. Je ne vous ai pas tout dit : le plus grand événement de ma vie récente, c’est la naissance de mon fils, il y a 6 mois. Et depuis, c’est difficile, je suis bouleversé, très très chamboulé. Je n’arrive pas à trouver ma place de père et ma place d’amant auprès de ma compagne. C’est très difficile. » (Homme, 31 ans)

Enfin, plus prosaïquement, ces hommes ont généralement préparé ou planifié le passage à l’acte, ne serait-ce que pour le dissimuler à leur compagne :

« Je suis allé voir une prostituée de rue, c’est pas classe. C’était une pulsion, enfin non, j’ai tourné dans le quartier pour la trouver quand même. Ça faisait des semaines que j’y pensais. Je suis un homme assez organisé. Mais c’était affreux, je crois que l’acte ne m’intéresse pas vraiment en fait, j’aime la tendresse, tout ce qu’il y a autour, là c’était affreux. Et puis une fille dans la rue, il y a plus classe comme prostituée quand même. Je sais pas pourquoi j’ai fait ça. En tout cas, je ne le referai plus, ça n’a pas réglé mes questions et puis l’acte, ce n’était pas ça. » (Homme, 31 ans)

La claire démarcation de la tendresse amoureuse et de la pulsion sexuelle, le statut déprécié de la prostituée, des éléments pourtant longuement fantasmés, concrètement choisis et organisés par le sujet, concourent finalement à créer un agencement sexuel « affreux ». Tout comme la partenaire, le passage du fantasme à la réalité apparait « pas classe » et détourne le sujet de la sexualité. « L’acte ne m’intéresse pas en fait » tandis que les « questions », énigmatiques questions, sur lesquelles nos appelants insistent sans pouvoir leur donner un contenu concret – questions du désir sans doute –, restent sans réponse.

• La culpabilité

Ces hommes qui nous appellent et craignent d’avoir contracté une maladie sexuellement transmissible se sentent très coupables, en particulier vis-à-vis de leur compagne. « J’ai toujours été le fils et l’époux dont on était fier. J’ai tout brisé, je ne mérite pas que ma famille me soutienne, que ma femme me dise qu’elle m’aime. J’ai tout gâché. »
La culpabilité peut apparaitre dès l’acte sexuel et perturber la capacité d’érection :

« J’ai tenté une pénétration et je ne bandais pas bien, je me suis dit que c’était mal et j’ai finalement accepté une fellation ». Le plus souvent la culpabilité se manifeste après le rapport sexuel mais elle éclate parfois après plusieurs infidélités : « Je me suis fait faire des fellations, 8 en deux mois, qu’est-ce que j’ai été bête de croire qu’on ne pouvait rien attraper de cette façon ! ».

Derrière les craintes de contamination, ces hommes redoutent surtout de transmettre une IST à leur compagne. Cette IST serait une marque de leur infidélité. Elle représente le risque d’une révélation. Certains hommes peuvent éviter de manière ponctuelle ou durable les rapports sexuels avec leur compagne voire perdre provisoirement leur érection. « Je n’ose plus toucher ma femme et j’ai plus rien le matin, l’autre jour, j’ai voulu voir si ça marchait encore, mais c’était comme du chamalow » (Homme, 26 ans).

• Une occasion de découverte sur le plan sexuel

Si l’acte est souvent décrit comme décevant voire traumatisant et entaché de culpabilité, il peut aussi être l’occasion d’une découverte sexuelle ambiguë : « Et puis je n’ai jamais eu d’autre partenaire et je n’ai pas envie d’en avoir. Seul l’acte m’intéressait. Finalement ce n’était pas ce que j’imaginais, ni ce que les copains racontent. C’est un peu égoïste vis-à-vis de la personne qui fait ça mais en fait j’avais surtout envie de l’acte ; ce que je faisais c’était pulsionnel et je ne connaissais pas ça, je l’ai découvert là » (Homme, 23 ans).

Le sexuel est ambigu de n’être ni ce qu’on imagine, ni ce que les hommes racontent. Le statut conféré à l’autre semble prendre une importance particulière pour cet appelant. Ici la prostituée apparait comme une femme neutralisée, celle qui ne peut pas prétendre au statut de partenaire, celle avec laquelle on peut faire preuve d’égoïsme et vivre une sexualité purement pulsionnelle. Une forme de sexualité nouvelle ou en tout cas inconnue de l’homme amoureux de sa compagne.

 

G. Schnee
Article rédigé en collaboration avec l’Observatoire de SIS-Association