Le confinement bouleverse-t-il les vies intimes ?

Interview de Coraline Delebarre, psychologue et sexologue

Coraline Delebarre exerce au Cegidd du CHI André Grégoire à Montreuil (93), ainsi qu’en libéral dans le 9e arrondissement de Paris. Elle travaille depuis plus de dix ans dans la lutte contre le VIH et pour la santé sexuelle avec un intérêt pour la santé sexuelle des personnes LGBTQI+.

Elle est notamment co-coordinatrice de la brochure de santé sexuelle « Tomber la culotte » à destination des FSF (femmes ayant des rapports sexuels avec des femmes). Lors de cet interview nous avons évoqué les bouleversements intimes que peuvent provoquer les mesures de confinement, dans la manière de vivre sa sexualité, mais aussi sa famille et son couple. C’est également l’occasion de rappeler que tout le monde n’est pas confiné en famille, et que l’isolement et la perte des repères peuvent menacer les plus fragiles.

Propos recueillis par A. Terreaux pour SIS Association

Quelles sont les particularités de votre métier en temps de confinement ?

On est obligés de respecter bien évidemment le confinement, donc d’éviter toute consultation en présentiel pour protéger les patient∙e∙s. On privilégie les téléconsultations. Soit par téléphone, soit en visioconférence que ce soit en libéral ou au CeGIDD de l’hôpital. Le travail thérapeutique s’organise et continue.

Le maintien des consultations permet également de conserver un rythme et des repères pour les patient.e.s dans cette période inédite. Les consultations peuvent aussi ouvrir un espace de parole et de soutien spécifiquement centré sur le vécu du confinement.

Est-ce que cette distance forcée modifie la relation thérapeutique ?
C’est une façon de faire un peu différente qui bien évidemment a un impact. Tout le monde n’est pas forcément très à l’aise avec la téléconsultation que ce soit les patient.e.s ou les psychologues. Cela modifie quand même un peu la relation thérapeutique, parce que l’écran peut faire barrière en visio. L’absence du non verbal au téléphone empêche l’accès à cet aspect important. Pour certain.e.s patient.e.s au contraire, le fait de se sentir plus à distance peut faciliter également la parole.
Quels bouleversements liés au confinement constatez-vous chez vos patient∙e∙s ?

Nous vivons une période inédite et incertaine qui peut être très angoissante.

L’expérience de la perte de liberté, de la perte de contrôle, du manque ou de la limite peut être très compliquée. Il y a également la peur de la maladie pour soi ou ses proches et l’incertitude quant au déconfinement et à l’après. La réorganisation du travail et l’empiétement de celui-ci dans la vie intime et familiale peut être compliqué également, les espaces se restreignent et se redéfinissent.

Tout cela peut être très difficile à vivre avec une perte de repères et de routines importants qui peut avoir un impact sur la gestion émotionnelle. Le sentiment d’isolement peut être intense et le manque de contacts humains peut être douloureux à vivre pour les personnes seules. Enfin le fait de se retrouver face à soi dans un temps suspendu et ralenti peut réactiver des anxiétés voire des traumatismes pour lesquels les stratégies d’évitement (sortir, faire la fête, voir des gens, prendre des produits) sont plus compliquées, voire impossibles. Pour tout cela le suivi psy peut être important. Il faut le rappeler en cette période.

Ce confinement est-il un révélateur des inégalités sociales ?

On est tou∙te∙s confiné∙e∙s mais pas dans les mêmes conditions. Cette période qu’on est en train de vivre est effectivement un grand révélateur des inégalités sociales. Il y a tout un monde entre être confiné∙e dans sa résidence secondaire avec jardin, ou être dans un petit appartement en ville, seul.e ou à plusieurs, en situation de vulnérabilité ou pas.

Chaque personne peut vivre le confinement très différemment en fonction de ses ressources personnelles et matérielles mais aussi de son inscription politique et de la conscientisation des privilèges qu’elle peut avoir.

En ce sens j’ai des patient.e.s qui sont confiné.e.s dans des situations très complexes, dans de très petites surfaces, seul∙e∙s, et pourtant ils ou elles me disent « ça pourrait être pire». D’autres patient.e.s plus privilégié.e.s qui conscientisent ces privilèges peuvent ressentir beaucoup de culpabilité à être confiné.e.s dans des espaces plus agréables et s’interdire certaines choses avec un sentiment de dette vis-à-vis de ceux et celles qui sont plus en difficulté.

Lors du déconfinement, risque-t-on de voir une recrudescence des prises de risque ?

Comme je le disais, c’est une période inédite, Il y a quelque chose de traumatique dans cette période que nous traversons. C’est une période de frustration et d’interdit. Aussi il est difficile de prévoir ce qui pourrait se passer lors du déconfinement.

Mais effectivement nous pourrions imaginer un moment de liesse et de joie, de pulsion de vie avec une consommation accrue de fêtes, de produits et de sexualité qui pourrait amener à une multiplication des prises de risques.

Quelles problématiques liées à la vie intime peuvent émerger en cette période ?

Pour ceux qui vivent en couple ou en famille, ce qui peut poser problème c’est la surprésence. Il faut cohabiter en permanence, et ce n’est pas facile. Par exemple, pour qu’un couple fonctionne bien, il faut qu’il y ait des espaces individuels de production et de satisfaction, pour que du manque puisse s’installer. L’absence de ces espaces peut venir maximiser les tensions, rendre plus difficile la communication dans le couple.

Et puis a contrario, dans certains couples qui se voyaient peu ou passaient peu de temps de qualité ensemble, il peut y avoir les effets inverses qui peuvent les amener à se retrouver et avoir plus de moments d’intimité, de tendresse, de sensualité, de sexualité.

Qu’en est-il des familles ?

Je pense que pour les parents ça peut être difficile avec une surprésence des enfants qui sont là sans interruption. Et puis c’est aussi la surcharge, demander aux parents d’être un chef de colo, un pédagogue, un éducateur, un psy, un cuisinier.

Moins les gens ont d’espace, plus ils vont être avec les enfants, plus ils craignent de perdre patience. On voit des parents qui ont peur de perdre le contrôle émotionnellement…ça n’arrive pratiquement jamais dans la réalité. C’est une angoisse que je constate fréquemment, cette peur de déborder.

Mais, comme pour les couples, il y a des familles qui se rapprochent, des familles qui sont ravies de pouvoir passer du temps ensemble. Cela dépend aussi des conditions du confinement, et de la manière dont il est vécu.

Quelles personnes vous semblent particulièrement vulnérables en cette période ?

Il y a beaucoup de facteurs de vulnérabilité associés à cette période de confinement. Etre seul.e, avoir une pathologie chronique, des antécédents de pathologie psychique, être mal logé.e, précaire, en situation de handicap ou encore vivre des violences au sein du foyer… tout cela peut avoir un impact sur la façon dont les personnes peuvent vivre le confinement.

Des personnes particulièrement vulnérables en ce moment sont les femmes enceintes. On peut se demander s’il n’y a pas aussi une maximisation du stress chez ces femmes qui aurait un impact sur le vécu de la grossesse. Il y a beaucoup moins de facilité à voir les soignant∙e∙s, la sage-femme… et la peur de devoir se rendre à l’hôpital, d’y être contaminée ou de devoir y accoucher seule.

Le conjoint ou la conjointe n’est pas accepté∙e partout dans les salles de travail. C’est pourtant un droit pour la femme enceinte que d’être accompagnée dans la salle. Cela peut créer des accouchements traumatisants pour tout le monde. C’est quelque chose qui me paraît très important.

Quelles sont les possibilités pour les personnes qui se retrouvent face à des problématiques psychiques ?

Continuer le suivi avec son/sa psy quand il y en a un∙e et que les téléconsultations sont possibles. C’est important de continuer le suivi quand il est possible.

Le CPOA, c’est le centre psychiatrique d’orientation et d’accueil de l’hôpital Sainte Anne pour Paris, reste ouvert et peut accueillir les gens qui sont en crises paroxystiques, ou expérimentent des idéations suicidaires. Vraiment quand il y a des risques, il ne faut pas hésiter.

Il y a également pas mal de lignes d’écoute qui restent ouvertes.

Il existe des lignes d’écoute psychologiques pour les soignants, les malades et les proches mais aussi pour toutes personnes qui pourraient en ressentir le besoin.

[NDLR : Si vous êtes vulnérable et isolé∙e, la Croix-Rouge locale peut également proposer une aide domestique (courses…) ou un accompagnement téléphonique.
Si vous êtes en questionnement sur votre orientation et/ou votre identité sexuelle, vous pouvez contacter Ligne Azur]
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Comment imaginer un espace safe/sécurisé en cette période très anxiogène ?

Chez soi, c’est déjà plus ou moins un espace safe. Du moins, c’est censé l’être. Si on est confiné∙e avec quelqu’un qui est violent, il faut pouvoir s’extraire. [Si vous êtes victime de violences et que vous êtes en situation d’urgence, contactez la police. Si vous avez besoin de conseils, appelez le 3919. Il n’est pas interdit de fuir une situation dangereuse].

Un autre espace safe ça peut être les ami∙e∙s. Il ne faut pas hésiter à garder le contact avec son cercle d’ami∙e∙s, que ce soit par message ou en visio, et être de la même manière en contact avec sa famille. C’est important de maintenir le lien malgré tout.

Il y a aussi des groupes et des plateformes qui se créent sur les réseaux sociaux pour permettre aux personnes de se retrouver entre elles.

Pour bien vivre ce confinement je pense qu’il faut vraiment rester dans une routine, et se recréer des repères et des temps spécifiques au travail, la vie familiale et personnelle. Nous n’avons que peu de contrôle sur l’évolution de la situation. Il faut l’accepter et ne pas projeter ou anticiper des choses que nous ne pouvons contrôler. Avoir une vision à court terme, au maximum une semaine, peut aussi protéger de l’angoisse.

Cette période nous réapprend à vivre dans l’ici et maintenant et nous re-questionne sur notre injonction à la productivité. Il est normal de ressentir de l’anxiété, de la peur, de la colère ou de la déprime. Ces émotions et le contexte actuel étrange peuvent avoir un effet sur notre productivité. C’est important de revoir ses objectifs. Il faut éviter de trop faire de décomptes. De toute façon, une chose est certaine : il y a eu un début et il y aura une fin à cette situation.